Bzjeurd
Auteur |
Olivier Sillig |
Genre |
Roman, science-fiction |
Editeur |
L'Atalante, Nantes, 1995, 171 p., 18 cm , ISBN 2-84172-003-9 |
Ed. poche |
Gallimard / Folio
SF, no
26
2000,192 pages, ISBN 2-07-041585-6 |
Ed. allemande |
Rotpunkt Verlag,
septembre 1998, ISBN 3-85869-168-2 |
Disponibilité |
Librairies ou Commande
en ligne |
E-Mail |
olivier.sillig@users.ch |
Sommaire - 4ème de couverture
- Revue de presse
- Disctinctions
- Extrait
- Deutcher
Verlag
- Presentation and excerpt
:
- Resumen y extracto traducido:
4ème de couverture
Dans ce pays, les gens disent "la Terre " pour désigner la
terre. Ils disent " la Mer " pour désigner la mer. Et ils
parlent des Limbes pour désigner les limbes.
Les limbes: un paysage de dunes grises sans cesse remodelé par
les mouvements du limon; un monde fait de boue, dure ici sous les pas
du voyageur mais presque liquide là où elle forme des
vasières traîtresses. Les limbes engloutissent l'imprudent
qui ne les connaît pas. Bzjeurd rentre au pays. Il trouve son
village détruit, les habitants assassinés. Cavalier du
deuil en quête de vengeance, il se rend à Kazerm,
forteresse ténébreuse au cœur des limbes dont nul ne sait
la raison d'être. C'est là que son errance prend une
direction qu'il
n'avait pas soupçonnée. De ce monde obsédant, de
ce
parcours étrange et comme halluciné, on ne sort pas
indemne. Pour son premier roman, Olivier Sillig
, né et vivant à Lausanne, peintre et
scénariste par ailleurs, apporte à la science-fiction une
contribution tout à fait originale.
Sommaire
Copyright Librairie l'Atalante 1995
Premier Chapitre: Exode
Dans ce pays, les gens disent "la Terre" pour désigner la terre.
Ils disent "la Mer", pour désigner la mer. Et ils parlent des
Limbes
pour désigner les limbes. Quand ils ne sont pas chez eux, ils
sont
en mer ou sur les limbes. Et sur les limbes, la terre c'est des
archipels,
quelquefois, mais c'est plus souvent des îles ou des îlots
isolés.
Pour aller d'une terre à l'autre, il faut
généralement une carte et une boussole que le voyageur
porte autour du cou et qui bien souvent lui fournira l'unique
repère pour atteindre son but. Certes, des passages ont
été balisés, mais il faut alors constamment les
rectifier, car ils sont sans cesse déroutés par la
mouvance des limbes. Et l'installation de ces
accès ou leur entretien se heurte à la prudence des
habitants des terres.
Même du haut de son cheval, l'horizon de Bzjeurd est
limité, comme sur une mer où les rares vagues se seraient
figées,
refusant d'ouvrir ces coïncidences de creux qui permettent aux
marins
d'anticiper le lointain. Mais Bzjeurd mène son cheval avec
assurance
car depuis ce matin il est en territoire connu. Les limbes d'ici sont
relativement
stables et une année ne suffit pas à les remodeler
entièrement.
Sous les grandes sangles de la selle il a pu ranger les carrés
que, hier encore, il avait dû utiliser. Ce sont des pièces
de bois, plus larges à l'arrière qu'à l'avant,
avec une moulure de bois dur en arc de cercle pour y loger le sabot du
cheval qu'on immobilise avec des courroies de cuir. Les quatre
carrés, s'ils ralentissent énormément
le cheval sur un sol stable, lui permettent de passer sa route quand
les
limbes deviennent mouvants. Sans eux, les fines jambes du cheval
s'enfonceraient
immanquablement, ralentissant jusqu'à l'immobilité une
marche
épuisante.
En plus des carrés, tout voyageur qui s'aventure sur les limbes
est encore équipé de la planche. Il peut la glisser sous
les flancs de sa bête quand même les carrés ne
suffisent plus à les supporter. La planche, que l'on transporte
fixée à la selle, a permis à de nombreux cavaliers
de sauver leur cheval ou tout au moins,
leur vie.
Bzjeurd force le pas. Mais il laisse les rênes lâches. De
temps en temps il flatte sa monture à la base de l'encolure,
tout près de la selle.
–
Va, Capour.
Bzjeurd est un homme. Il a dix-neuf ans et à dix-neuf ans,
après une année d'absence, on est un homme. Il est petit,
costaud bien
que fin, musclé. Il a la peau très blanche - seuls les
marins
ont la peau hâlée, les cheveux très noirs,
suffisamment
courts pour qu'on y distingue encore la spirale de leur implantation.
Seuls
des yeux très foncés le différencient des autres
terriens de la région. Il porte autour du cou, à un
lacet, une amulette. C'est un chaman de Zobeïde qui la lui a
donnée. Selon lui, si la matière jaune qui constitue ce
portebonheur vire au rouge, son porteur
mourra peu de temps après. Et Bzjeurd s'était
demandé si la plaquette virerait vraiment au rouge peu avant sa
mort.
–
Là! Capour!
Plus encore que les autres chevaux indigènes, Capour est de
très haute taille. Sa robe est d'acier bleu. On les appelle
" limbards " du fait de leur couleur et parce que la légende les
voudrait issus du limon même des limbes. La sueur sur son poil
reflète le même éclat que l'eau qui sourd des
vagues immobiles. Car le
soleil perce le ciel aujourd'hui. Et pour plusieurs jours. C'est le
printemps, le très bref printemps des limbes, avec un
réticule de pourpiers aux fleurs sourdement rouges, une mantille
tissée en filet comme pour essayer de retenir captifs les plis
du limon.
Ce matin Capour avance à grands pas, poussé par la
confiance de Bzjeurd, avec son chargement volumineux. En plus des
carrés et
de la planche, il porte sur sa croupe deux grosses sabretaches
contenant
toutes leurs affaires. Quelquefois, Capour sursaute, quand vient les
frôler une bande de pouffins qui disparaissent aussitôt en
criant. Les oiseaux sont rares sur les limbes. Seules les pouffins s'y
sont merveilleusement
adaptés. Comme sur les mers qu'ils parcourent à fleur
d'eau,
jonglant avec les vagues, ils suivent en les rasant les mouvements du
sol
et se nourrissent au vol des lamproies qui viennent frayer à la
surface.
Chaque printemps les ramène, d'est en ouest, des lointains
océans
jusqu'à l'horizon trop proche, où ils disparaissent
aussitôt.
Au moment où Bzjeurd et Capour arrivent enfin en vue d'une
terre,
leur terre, le soleil déchire le ciel. On dirait maintenant
qu'il
flotte sur l'horizon, sous un lourd plafond rose. Et la terre est
là,
avec ses arbres verts, la tour du village et, devant, les jeunes plants
des
nouveaux drains.
Ici comme ailleurs, si les colons ont pu implanter un village en cet
endroit précis des limbes, c'est parce qu'il y avait un
affleurement de la roche. Cette roche a maintenu captive entre ses
griffes de granit un peu de
terre. Sur cette terre, des arbres ont survécu et une
arête de
pierre a endigué l'écoulement des limbes.
Mais pour que le village puisse s'accroître et assurer la
permanence de son sol, on a utilisé, comme dans chaque autre
village, la technique des drains. Tout au long de l'année, la
création des drains occupe une part importante des forces vives
du village et beaucoup de ses ressources. Il faut tout d'abord
déterminer un carré de vingt mètres sur vingt
à séparer du reste des limbes par
une palissade de planches enfoncées de trois mètres dans
le
limon. Ceci sur trois côtés, puisque toujours le nouveau
drain
s'appuie sur le sol déjà existant. On retire ensuite une
épaisseur de deux mètres de limon dont une grande partie
part à la briqueterie et revient sous forme de boules cuites,
dures et insolubles. Le drain est alors planté tous les
mètres de pieux. Ces pieux ne sont enfoncés que
légèrement et on les entoure d'une sorte de tuyau de
limon cuit afin de faciliter leur récupération
ultérieure -
le bois est rare et extrêmement précieux. Puis tout
l'espace du drain est rempli, d'abord par les boules cuites, puis par
les déchets organiques de la communauté, et enfin par une
légère couche de terre prélevée sur les
sols existants. On plante alors
des fraisiers, car ils se développent très vite et leurs
racines
adventives fixent le drain. La palissade est ôtée pour le
drain
suivant. Les pieux sont retirés petit à petit selon un
plan
bien précis, on les remplace alors par des jeunes arbres
cultivés en pépinière sur un drain plus ancien.
Si un drain est isolé du reste de la terre par une
avancée
intempestive des limbes, il est perdu car il sombre rapidement,
englouti
par le limon. C'est pourquoi, pour chaque nouveau drain gagné
sur
les limbes, il faut doubler les précédents. Ceci donne au
nouveau
sol créé une forme de langue qui pointe du centre vers
l'étendue
des limbes. Et dans les villages anciens, la terre forme une
étoile
complète avec ses nombreuses branches.
L'implantation des drains est déterminée suite à
une méticuleuse observation, tenant compte des faiblesses de la
terre, de ses zones fortes, des mouvements environnants du limon. Ils
ne peuvent durer que s'ils ont été conçus pour
s'inscrire dans les
limbes comme un voilier dans la marée ou comme une île
dans l'océan.
C'est pourquoi, dans tous les villages, le paysagiste est un homme
très important. Il désigne son successeur et le forme
pendant de longues années. Celui d'ici avait choisi Bzjeurd et
Bzjeurd était parti faire son tour de compagnon. Maintenant il
rentre pour être initié à cet art difficile. C'est
réellement d'initiation qu'il s'agit car le paysagiste est
considéré comme le sage du village. Souvent on
l'interroge sur des choses qui dépassent largement les
problèmes du sol. Il est, en quelque sorte, à lui tout
seul, le rempart du village contre les limbes. Ou plutôt, contre
les mouvements des limbes. Et les
limbes ne sont pas la seule chose que le terrien redoute quand il
scrute l'horizon
rapproché.
Bzjeurd a déjà passé les drains, il est à
pied, menant Capour par la bride. La rue est déserte, mais il y
a une femme, en noir, assise sur le pas de sa porte. C'est la vieille
Kataïna,
elle lui tourne le dos, mais il la reconnaît à sa
silhouette. Il s'approche d'elle. De son index tendu, sa main
posée sur le genou, elle indique le centre du village. Ses yeux
sont immobiles. Elle a juste
un peu de sang coagulé aux commissures des lèvres. A la
couleur de sa peau Bzjeurd constate qu'elle n'est pas morte depuis
longtemps. Il
s'arrête, hésite, puis continue dans la direction que
depuis
hier déjà elle semble avoir voulu indiquer.
La place est jonchée de cadavres épars. Ils baignent dans
leur sang. Seuls les enfants ont ce sourire d'angoisse terrifiée
d'avoir aperçu la mort juste avant qu'elle ne les frappe.
Bzjeurd attache Capour
à un des gros anneaux de fer de la fontaine. Mais Capour n'y
touche
pas, car l'homme agenouillé qui semble y boire a
déjà teinté de rouge l'eau de l'abreuvoir, des
caillots bruns flottent à
la surface.
Bzjeurd parcourt les corps. Il les identifie, les reconnaît, et
se les nomme à voix basse. Tout le village est là. Seuls
les très jeunes femmes et les enfants mâles de moins de
cinq ans manquent. Il a vu sa mère, ses deux frères, mais
pas Gaéva, sa soeur qui avait dix-sept ans l'an passé, ni
son neveu dont il vient d'essuyer le visage du père pour bien
l'identifier une dernière fois.
Sur les terres des limbes, comme le bois est rare et précieux,
les maisons sont construites sans charpente, en briques de limon
séché. Elles sont circulaires. Au début, elles
ressemblent à un gros bonnet de laine, mais au fur et à
mesure des besoins de leurs habitants, on y accole des absides. Et
elles finissent par se rejoindre les unes aux autres pour former une
sorte de termitière, organisée autour d'une place
centrale et percée de galeries qui en dessinent alors les
rues. Au centre de la place, il y a la fontaine et le seul
édifice charpenté, la tour. Elle dépasse
légèrement
les toits et permet quelquefois aux habitants des terres d'anticiper
leur
destin en leur découvrant une portion d'horizon.
Bzjeurd charge quelques corps sur une charrette. Il les ramène
vers la tour. Il a mis des fagots dans la pièce basse. Avant d'y
abandonner les morts, il sort de ses sabretaches de quoi écrire
et il marque leurs
noms. Il les organise par famille. Ainsi il pourra aussi faire
l'inventaire des absents.
La vieille Kataïna, Bzjeurd est allé la chercher en
dernier.
Quand il la ramène, la nuit est tombée. Il l'inscrit,
c'est
le trois cent quarante-neuvième corps.
Il éloigne Capour et l'attache à la rambarde d'une
maison.
Il lui ôte sa selle qu'il dépose par terre, à
côté de lui. Il a trouvé du foin, il le lui donne.
Puis il retourne vers la tour. A haute température le limon bien
sec est légèrement combustible. Les gens d'ici disent que
cela date du grand déluge
noir. Les fagots prennent tout de suite.
Assis sur la selle à côté de Capour, dans la lueur
éclatante des flammes, Bzjeurd a l'air d'un cadavre
oublié. Son visage est couvert de traînées de sang,
de terre, de sueur qui lui collent les cheveux
en plaques sombres et humides. Son regard est injecté de
vaisseaux rouges comme s'il était victime d'une
hémorragie interne. Et c'est seulement le reflet du feu dans le
brillant de ses yeux fixes qui le distingue des trois cent
quarante-neuf cadavres qui se consument dans la tour.
L'incendie est si intense qu'au lieu de remplir l'air de l'odeur
insupportable de la kératine brûlée, il le purifie,
supprimant le parfum écoeurant du sang coagulé et
chassant d'un seul coup les mouches et les milliers de papillons gris
qui festoyaient déjà.
Dans le souffle en turbine de l'incendie, un rythme à trois
notes s'élève. Toujours répété.
Jusqu'à l'aube. C'est Bzjeurd. Il a sorti sa guimbarde. Assis,
figé, il joue. Seul son index bouge sur la lame de l'instrument.
L'ombre du doigt danse sur
son visage, la guimbarde martèle ses trois notes.
Depuis deux jours, les pluies ont repris. Malgré les
carrés, l'avance est difficile. Souvent Bzjeurd doit
s'arrêter pour trouver son point. Plutôt que de faire des
visées à quarantecinq degrés pour contourner les
mouvants, il préfère revenir sur ses pas jusqu'à
un endroit dont il est certain des coordonnées sur la carte. De
là, il essaye un autre passage. Très vite
après son départ du village, vers le nord, les
dernières
traces des tueurs se dont dissoutes sous la pluie. Après un jour
de
marche, il a dû choisir. Un village à quinze
degrés,
un autre à soixante-sept, à égale distance, sans
aucun
indice. Il a laissé la bride longue et Capour a choisi pour lui.
Soixante-sept
degrés. Vers l'est.
[...]
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