Olivier Sillig
Reportage
...
J'avais fini par obtenir un rendez-vous. Il m'attendait sur
la terrasse, devant sa maison. Je vis d'abord, dépassant d'un
rocking-chair,
une main gantée tenant un sécateur. Il portait un tablier
vert et un chapeau de
paille.
— Je vous attendais, vous prendrez bien quelque chose ?
Sans attendre la réponse, il servit deux whisky : Allons au
jardin, nous serons
plus tranquille et l'heure y est si agréable. Cette brume
dorée estompe les
couleurs et donne au pays ce sens profond, ce ce pour quoi nous
l'aimons. C'est
en automne qu'il faut voir la Suisse... Attention à la
glycine ! Nous
devons nous baisser pour passer dessous : Il faudrait que je me
résolve à la tailler,
mais ces grandes branches qui dégoulinent en pleurant... Je n'ai
jamais pu comprendre
les jardins à la française, si carrés, presque
militaires.
J'amorçai ma première question :
— Oui militaire... Pourtant l'armée...
Il n'interrompit :
— Un jardin à la française nécessite des
tonnes de désherbant
et j'aime trop les insectes. Je n'utilise aucun insecticide.
— Pourtant les défoliants...
— Mon jardin est entièrement biologique. Mes fleurs
sont
fécondées par le scintillement des papillons et le
bourdonnement des
abeilles...
— Comme le bourdonnement d'un hélicoptère ?
— Non, pas un hélicoptère… Il
réfléchit : Plutôt un escadrille
de gros bombardier. Comme un vol de B52 au-dessus de la plaine. Son
regard se
fait rêveur : Les Tigers dont nous venons de faire
l'acquisition... Non ! Le
Tiger est trop léger, trop rapide…
Je souris, le sujet est enfin abordé. Je laisse continuer
mon hôte.
Il pose sa main sur mon bras :
- Voyez-vous, mon problème, c'étaient les limaces.
Il existe
bien des produits dans le commerce, mais c'est trop horrible, odieux.
Ses
pauvres limaces, ce n'est pas parce qu'elles saccagent les jeunes
pousses qu'on
a le droit de les éliminer par des moyens pareils. Avez-vous
déjà vu une limace
en train de se dessécher ? Elle se tord, et de tous ses
pores s'échappent
les fils d'argent de ses derniers filets de bave, son cloaque s'ouvre
en béant comme
pour quémander une dernière goutte d’eau, sa peau soudain
devient noire. Et, lors
des ultimes spasmes de son agonie, nous devons remercier Dieu de ne pas
lui avoir
donné les moyens de faire entendre son cri, son ultime chant du
cygne qui alors
nous dessécherait l'âme...À moins que ce soit faute
d’avoir l'ouïe assez fine ?
— Mais qu'est cette agonie des limaces à coté
des
enfants sous le napalm ?
— Du Népal ? Vous parlez sans doute de mes
pavots,
là-bas ? Non, non, rassurez-vous, ce ne sont pas des
vrais opiacés, de
vulgaires pavots d'Europe, mais dont j'ai su magnifier les couleurs
grâce à
d'habiles croisements. Délicat, n'est-ce pas ? Mais
revenons à nos moutons…
J'ébauche un vague sourire d'espoir, il se reprend :
À nos
limaces plutôt. Ma mère, que je vais
régulièrement voir dans sa résidence pour
personnes non jeunes et à qui je parlais de mon problème,
s'est rappelée — oui
sa mémoire est restée excellente — que le jardinier
de ses parents
utilisait de la bière, de la bière tout simplement. Vous
disposez quelques petites
écuelles dans votre jardin — vous avez certainement un
jardin, votre intérêt
en est la preuve ?— et le tour est joué. Vous devriez les
voir, ces
charmantes limaces, gaies comme des Bavaroises au sortir du carnaval,
tanguant de-ci
de-là en signant leur passage de leur bave qui, à cause
de la bière, semble
mousser de petites bulles de soleil. À force de valser, de
tanguer et la bière leur
montant à la tête, elles finissent par culbuter en bas le
talus, comme ribambelle
d'enfants au sortir d'une école de campagne. Et là
s'arrête leur vie, dans la douce
quiétude de leurs rêves bachiques. Et ainsi mes jeunes
poussent sont épargnées.
— Excusez-moi, mais je ?...
— Nous voici arrivé au clou de mon jardin, la perle
rare
de notre région, rare, que dis-je unique ! Probablement la
plus grande fierté
de ma longue carrière, voyez cette rose !
— Euh...
— Mais oui ! Elle est blanche, entièrement
blanche !
Je l'ai crée avec mes humbles moyens et une longue patience. Et
je lui ai trouvé
un nom simple mais céleste, Éréné. C’est
une déesse grecque, la déesse de la paix,
Éréné, rosé blanche ! Voilà,
nous avons fait le tour de mon jardin. Il faut
que vous m'excusiez, j'ai encore tant à faire. Je dois
préparer mon conseil d'administration,
quelques téléphones pour des contrats importants. Demain
à l'aube je m'envole pour
l’inauguration du premier comptoir international de Santiago. Monsieur,
je vous
remercie.
— Mais c'est moi, Monsieur Bürlikon*, merci.
* Monsieur Bürlikon est en l'équivalant
helvétique de
Monsieur Matrassault, nationalisation en moins.
Crisser, octobre 1982
©Olivier
Sillig, textes et images, tous
droits de reproduction réservés.
Courriel de
l'auteur: olivier.sillig@users.ch
Lien avec la H-page de
l'auteur: http://www.perso.ch/olivier.sillig
Master in
..\02_Nouvelles éparses —
V:
07.11.2007 (7.11.2007 - 10.1982)