© O.Sillig 1973 /encre et gouache                                                                                                                                         

  O.Sillig / 1973, Art jardinOlivier Sillig

Reportage

...
J'avais fini par obtenir un rendez-vous. Il m'attendait sur la terrasse, devant sa maison. Je vis d'abord, dépassant d'un rocking-chair, une main gantée tenant un sécateur. Il portait un tablier vert et un chapeau de paille.
— Je vous attendais, vous prendrez bien quelque chose ? Sans attendre la réponse, il servit deux whisky : Allons au jardin, nous serons plus tranquille et l'heure y est si agréable. Cette brume dorée estompe les couleurs et donne au pays ce sens profond, ce ce pour quoi nous l'aimons. C'est en automne qu'il faut voir la Suisse... Attention à la glycine ! Nous devons nous baisser pour passer dessous : Il faudrait que je me résolve à la tailler, mais ces grandes branches qui dégoulinent en pleurant... Je n'ai jamais pu comprendre les jardins à la française, si carrés, presque militaires.
J'amorçai ma première question :
— Oui militaire... Pourtant l'armée...
Il n'interrompit :
— Un jardin à la française nécessite des tonnes de dés­herbant et j'aime trop les insectes. Je n'utilise aucun insecticide.
— Pourtant les défoliants...
— Mon jardin est entièrement biologique. Mes fleurs sont fécondées par le scintillement des papillons et le bourdonnement des abeilles...
— Comme le bourdonnement d'un hélicoptère ?
— Non, pas un hélicoptère… Il réfléchit : Plutôt un escadrille de gros bombardier. Comme un vol de B52 au-dessus de la plaine. Son regard se fait rêveur : Les Tigers dont nous venons de faire l'acquisition... Non ! Le Tiger est trop léger, trop rapide…
Je souris, le sujet est enfin abordé. Je laisse continuer mon hôte.
Il pose sa main sur mon bras :
- Voyez-vous, mon problème, c'étaient les limaces. Il existe bien des produits dans le commerce, mais c'est trop horrible, odieux. Ses pauvres limaces, ce n'est pas parce qu'elles saccagent les jeunes pousses qu'on a le droit de les éliminer par des moyens pareils. Avez-vous déjà vu une limace en train de se dessécher ? Elle se tord, et de tous ses pores s'échappent les fils d'argent de ses derniers filets de bave, son cloaque s'ouvre en béant comme pour quémander une dernière goutte d’eau, sa peau soudain devient noire. Et, lors des ultimes spasmes de son agonie, nous devons remercier Dieu de ne pas lui avoir donné les moyens de faire entendre son cri, son ultime chant du cygne qui alors nous dessécherait l'âme...À moins que ce soit faute d’avoir l'ouïe assez fine ?
— Mais qu'est cette agonie des limaces à coté des enfants sous le napalm ?
— Du Népal ? Vous parlez sans doute de mes pavots, là-bas ? Non, non, ras­surez-vous, ce ne sont pas des vrais opiacés, de vulgaires pavots d'Europe, mais dont j'ai su magnifier les couleurs grâce à d'habiles croisements. Délicat, n'est-ce pas ? Mais revenons à nos moutons…
J'ébauche un vague sourire d'espoir, il se reprend : À nos limaces plutôt. Ma mère, que je vais régulièrement voir dans sa ré­sidence pour personnes non jeunes et à qui je parlais de mon problème, s'est rappelée — oui sa mémoire est restée excellente — que le jardinier de ses parents utilisait de la bière, de la bière tout simplement. Vous disposez quel­ques petites écuelles dans votre jardin — vous avez certainement un jardin, votre intérêt en est la preuve ?— et le tour est joué. Vous devriez les voir, ces charmantes limaces, gaies comme des Bavaroises au sortir du carnaval, tanguant de-ci de-là en signant leur passage de leur bave qui, à cause de la bière, semble mousser de petites bulles de soleil. À force de valser, de tanguer et la bière leur montant à la tête, elles finissent par culbuter en bas le talus, comme ribambelle d'enfants au sortir d'une école de campagne. Et là s'arrête leur vie, dans la douce quiétude de leurs rêves bachiques. Et ainsi mes jeunes poussent sont épargnées.
— Excusez-moi, mais je ?...
— Nous voici arrivé au clou de mon jardin, la perle rare de notre région, rare, que dis-je unique ! Probablement la plus grande fierté de ma longue carrière, voyez cette rose !
— Euh...
— Mais oui ! Elle est blanche, entièrement blanche ! Je l'ai crée avec mes humbles moyens et une longue patience. Et je lui ai trouvé un nom simple mais céleste, Éréné. C’est une déesse grecque, la déesse de la paix, Éréné, rosé blanche ! Voilà, nous avons fait le tour de mon jardin. Il faut que vous m'excusiez, j'ai encore tant à faire. Je dois préparer mon conseil d'administration, quelques téléphones pour des contrats importants. Demain à l'aube je m'envole pour l’inauguration du premier comptoir international de Santiago. Monsieur, je vous remercie.
— Mais c'est moi, Monsieur Bürlikon*, merci.
 
* Monsieur Bürlikon est en l'équivalant helvétique de Monsieur Matrassault, nationa­lisation en moins.
Crisser, octobre 1982

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Master in ..\02_Nouvelles éparses  V: 07.11.2007  (7.11.2007 - 10.1982)