© O.Sillig 1990 / feutre noir                                                                                         

  o.Sillig, 1990, feutre noirOlivier Sillig

    Rendez-vous

Malgré l’heure matinale et bien qu’il y ait du monde, il la repéra aussitôt. Elle était là, dans l’espace entre deux fenêtres protégé de la lumière aveuglante, seule à une petite table, vêtue avec élégance, une robe de soie blanche. Outre une théière et du thé fumant dans un verre blanc, un échiquier était disposé devant elle, ses pièces alignées sur le bois jaune de la table, dans l’attente d’un partenaire. Il savait qu’il serait celui-là.
Sans hésitation, surpris de son audace, il s’avança et salua :
– Vous êtes donc déjà là, Madame.
Tout devenait évident. Il l’avait toujours su. Ce rendez-vous, cette femme, il ne pouvait en être autrement.
La faux repliée et appuyée entre leur table et la table voisine le fit tout de même sourire. Quel enfantillage ! La femme lui indiqua le paysan assis à côté. Peut-être n’était-ce que la faux de l’homme, une ironie du destin, une coïncidence ? Mais une rencontre de ce type pouvait-elle laisser la place au hasard ?
Avant de s’asseoir, il fit un salut poli à ce voisin indifférent qui se contentait de promener une curiosité vague sur toute la salle, les gens et leurs allées et venues.
Il déclara son contentement :
– Un échiquier !
Sans un mot, avec des mouvements d’une grande précision, la femme prit aussitôt un pion de chaque couleur et lui présenta ses poings fermés pour le tirage des couleurs. Elle portait des gants blancs
Il prit son temps avant de choisir la main gauche. Serait-ce là le dernier hasard de sa vie ? Il tira les blancs ; et douta aussitôt que ce choix fût fortuit.
Il avait toujours été un homme entreprenant et décidé, maître chez lui, maître de son destin. Maître, il voulait l’être dans cette dernière partie aussi. Comme il n’y avait pas de chronomètre sur la table, il sortit son oignon du gousset de sa veste de cuir noir. Sa partenaire arrêta son geste en posant sa main sur son avant-bras. Un tel instrument n’était pas nécessaire entre eux. Il fut surpris de ne sentir ni chaleur ni froid particulier à cette main de femme. Mais comment aurait-il pu sentir cela à travers les gants de soie blanche et surtout le cuir épais de sa propre veste ?
Il ouvrit le jeu en plaçant le pion du roi en E4. Immédiatement, elle mit le sien en E5.
Elle avait décidé qu’ils joueraient sans chronomètre, elle avait donc tout son temps. C’était son temps à lui qui désormais comptait. Avec la parcimonie d’une dernière partie. Il était bien décidé à en profiter. Pas par mesquinerie, par goût du jeu. Avant d’exécuter le mouvement suivant, pour clairement montrer qu’il se considérait toujours libre, il fixa longuement et sans crainte manifeste sa partenaire éclairée par la lumière réfléchie. Elle portait un grand chapeau blanc — tout le blanc qu’elle portait était plutôt un crème cassé d’un peu de bleu, un blanc tirant très légèrement sur un gris très doux — avec un bord large, un ruban mince et une calotte, étroite et cylindrique, plus caractéristique des chapeaux de cavaliers que des chapeaux habituels aux dames. Une voilette de dentelle blanche — son ombre redessinait le voilage en négatif — masquant légèrement le haut du visage, mettait en évidence la bouche, les roses effacés des lèvres étroites, qui avaient dû être gourmandes, les dents saines et régulières. Un beau visage. Il était fier de ce sang-froid qui lui permettait de reconnaître cette beauté. Mais il n’arrivait pas à lui donner un âge, l’âge qu’elle s’était donné pour le rencontrer — c’est en ces termes même qu’il s’était dit la chose.
Très vite, il se prit au jeu. Retrouvant l’excellent joueur qu’il avait été, il réussit tout de suite à être à la hauteur de cette surprenante partenaire. Mais il restait lucide, le score de la partie était déjà fixé. Il cessa de temporiser, ne s’arrêtant désormais que face aux difficultés réelles, qui surgissaient, nombreuses.
La chaleur augmentait.
– Une orangeade ! cria-t-il au passage de la serveuse et il ajouta, un rien de provocation dans la voix : Et vous, Madame, reprendrez-vous quelque chose ?
Il eut un sursaut quand elle répondit :
– Bien volontiers. Volontiers un autre thé. Merci.
Elle avait une voix étonnante, parfaitement normale, douce, calme, légèrement traînante, avec même un soupçon d’accent — il est vrai qu’ici tout le monde a de l’accent. Dans la chaleur de midi, elle buvait son thé brûlant comme s’il s’agissait d’eau froide ; ceci dénotait d’une étrangeté qui le rassura un peu.
Elle lui sourit amicalement. Il crut que c’était en remerciement pour le thé mais c’était en réponse au sourire accueillant que, sans le vouloir et juste avant de rejouer, il venait lui-même de lui faire. Respect mutuel des joueurs d’échecs ? Malgré l’enjeu, cette partie n’était-elle pas en train de devenir une partie comme toutes les autres parties ? À ce jeu, pour ses adversaire quels qu’ils soient, il n’avait jamais ressenti le mépris qu’il éprouvait souvent pour ceux qu’il avait croisé sur les chemins de la vie quotidienne ; des êtres vils que l’on peut piétiner sous les sabots de son cheval, abattre d’une balle de fusil, lacérer d’un coup de fouet, et dominer parce qu’on est le maître.
Au jeu, quelles que soient leur origine et leur force, ses adversaires avaient toujours été, pour lui et réciproquement, des égaux. Aujourd’hui, c’était elle. Il en était pris de vertige. Sans pour autant perdre sa maîtrise.
Il roqua au treizième coup. Comme cela s’était produit pour lui quand elle avait roqué trois coups plus tôt, elle avait besoin maintenant d’un certain temps pour s’approprier l’échiquier remanié, ce qui l’autorisait, lui, à relâcher un instant son attention.
L’auberge se vidait peu à peu.
Il ne put s’empêcher de relever à haute voix :
– Tiens, notre voisin le paysan est parti.
Jetant un très rapide coup d’oeil, sa partenaire fit remarquer :
– Voyez, la faux était à lui.
Il rit bruyamment. Elle leva sur lui un regard amusé, peut-être ironique. Sans transition, elle dit encore :
– Si vous avez faim, commandez-vous quelque chose. Je ne mange pas. Mais faites seulement. Profitez.
Décidément cette voix le surprendrait toujours. Toujours ?
Pourquoi ne pas s’offrir un dernier bon repas ? Elle le lui permettait — il n’avait pas besoin de permission. Il passa une commande copieuse qui mit un certain temps à venir. Il venait de renverser la situation à son avantage — ce qui ne manqua pas de lui créer une surprise étonnée — en capturant la reine adverse. Outre la reine, il avait ramassé une tour, les deux fous et quatre pions. Elle lui avait capturé cinq pions, mais n’avait pu lui prendre que deux fous et un cheval. Pour récupérer l’avantage, elle allait devoir trouver un coup de maître. Il avait le temps de manger. À son aise, avec beaucoup de plaisir, et abondamment. Ses poumons étaient certes détruits, mais son estomac pouvait encore tout se permettre, tout digérer, ceci sans altérer ni les facultés de son cerveau ni son jeu.
Il ne résista pas à l’envie enjouée de dire, la bouche encore pleine :
– Je profite encore une fois !
Ils rirent tous les deux.
La lumière déclinait. Le jeu, très difficile, était devenu très lent. Malgré l’avantage qu’il conservait encore, il connaissait l’issue de la partie — une des seules choses dont il n’aurait jamais la maîtrise.
L’homme de la table voisine revint.
– Je peux ? demanda-t-il en coinçant sa faux repliée entre les deux tables.
Pour toute réponse, il ne reçut qu’un mouvement de tête, avec un doigt sur les lèvres pour l’inviter à ne pas troubler la partie.
Les choses s’enchaînèrent. Deux fois de suite il fut en échec. Puis, presque aussitôt, ce fut-elle son tour, deux fois. Il put avancer encore son pion, le troquer, reprendre sa reine.
Quand, enfin, il découvrit le piège, il avait déjà joué. Le cheval noir tenait son roi en échec. C’était mat, échec et mat. Il avait perdu. Comment avait-il osé croire un instant qu’il pût en être autrement ?
Malgré la victoire, son adversaire restait les deux bras posés à plat sur la table, le long de l’échiquier, immobile, la tête baissée, contemplant le jeu, comme pour mémoriser la partie. Passait-elle les coups en revue. Et pourquoi ne jouerait-elle pas aux échecs aussi par amour du jeu ? Pourquoi l’imagine-t-on toujours absente de désir, de plaisir ? N’était-ce pas elle qui avait choisi de venir le chercher sur ce terrain-là ?
Lui ne s’occupait plus de l’échiquier. Il la regardait, il attendait. Sa respiration était devenue lourde. La petite toux lui brûlait à nouveau les poumons. Quelque part derrière lui, dans l’obscurité que ne mangeaient pas totalement les lampes allumées peu à peu, il venait de repérer les battements réguliers d’une grosse horloge.
Enfin, son adversaire se baissa. Vers la faux ? Il eut un sursaut. Mais non, elle ramassa par terre un sac de toile, appuyé jusque-là contre les pieds de la table. Elle l’ouvrit, y glissa l’échiquier, puis en sortit une boîte de bois blanc où elle plaça les pièces une à une, avant de la remettre dans le sac.
L’horloge battait toujours les secondes.
Les deux mains sur le sac et le sac posé sur la table, la joueuse d’échecs venait de se lever.
– Monsieur, vous êtes un excellent joueur. Un moment, j’ai cru que la victoire serait vôtre. Des adversaires de votre force sont très rares par ici. Ce fut vraiment une très belle journée. Nous reverrons-nous demain ?
Cette question, trop simple, était trop inattendue ; il était incapable d’y répondre.
Ce fut elle qui conclut :
– Si ce n’est pas demain, ça sera une autre fois, certainement.
Elle tendit sa main gantée par-dessus la table. Mécaniquement, il se leva et y posa un baisemain. Il dut se rasseoir aussitôt. Elle se dirigea vers la porte.
Enfin il réussit à se retourner pour la regarder partir. Elle avait la démarche un peu hésitante et engourdie d’une femme digne, mais d’un certain âge déjà.
Au moment où elle sortait, le patron la salua :
– Bonne soirée, Doña Sol !
Ce destin, qu’il avait toujours cru dominer, même dans cette phase ultime, lui échappait. Il transpirait, et il avait froid — la température avait baissé. Il n’arrivait pas à comprendre. Comment ? Pourquoi ? Pourquoi s’était-il fourvoyé à ce point ? Une douleur nouvelle avait surgi au haut de l’estomac. L’angoisse. Elle remontait de l’oubliette où elle avait été enfouie, il y a si longtemps ; le départ de cette femme, Doña Sol, l’avait réveillée. Il resta immobile, la tête entre les mains.
Quand il se décida à se lever enfin, il titubait comme s’il avait été ivre. L’air du dehors ne fit qu’accroître son vertige. Sa jument vint d’elle-même. Il parvint à se hisser en selle.
Le paysan sortit presque au même moment, la faux sur l’épaule. Il n’avait qu’un mulet. Certain on dit qu’on les avait vus faire un bout de route ensemble.
C’est l’arrivée de sa jument à l’hacienda, sans cavalier, qui donna l’alarme. On ne retrouva le cadavre que le lendemain, coincé entre rochers, la tête abondamment déchiqueté par les rapaces. C’est grâce à eux qu’on l’avait repéré.

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Master in ..\02_Nouvelles éparses  V: 16.12.08 (31.10.2007  (1992))