© O.Sillig 1994 / Les Orques, pièce radiophonique, technique mixte                                                            

  O.Sillig 1994Olivier Sillig

Les Marchands de sable

31 mars 2003, la nuit. Une piste vers Bagdad. Dans l'horizon immense, les bombardements sporadiques nous aident à nous diriger sur la capitale. Comme journalistes indépendants nous évitons les colonnes des forces d'occupation; contrairement aux 600 accrédités nous sommes persona non grata. Notre agence nous a trouvé un 4 x 4 flambant neuf. Si nous avions eu une Jeep ou une bonne vieille Rang Rover, rien ne serait arrivé: rendons grâce à l'électronique.
À bord, nous sommes trois: Anne, la photographe, Piotr, le cameraman et moi, Paul, reporter. La nuit est très profonde, le désert très désert, la piste aussi. Soudain, sur la gauche, assez proche, une lueur, un halo circulaire, s'élève du sol et se prolonge quelques secondes. La formation du halo est étrange aujourd'hui car les tempêtes de sable ont cessé depuis deux ou trois jours. Par ailleurs une explosion n'est jamais totalement silencieuse. Notre véhicule s'arrête d'un coup et ne répond plus; le démarreur reste muet. Nous descendons. Piotr ouvre le capot. Anne et moi nous nous asseyons sur les accotements d'une piste légèrement surélevée. La batterie fonctionne, Piotr y fixe une baladeuse qui n'éclaire que les entrailles de la voiture. Il s'affaire en silence.
Presque aussitôt, se détachant sur les lointains éclats des bombardements, nous distinguons une silhouette. Nous sommes sans armes, par choix comme par conviction de leur totale inutilité; jusqu'à présent nous n'avons rencontré aucune manifestation d'hostilité réelle, elle aurait pourtant alimenté notre recherche de scoops. À trois mètres de nous, le type s'arrête. Il nous salue en s'inclinant. Il est enveloppé dans un tissu, pas un burnous ou une robe, mais une sorte de sari africain. L'homme est du reste longiligne et fin comme un Massaï. Nous ne distinguons pas son visage. Il reste à distance et s'accroupit. Malgré son aspect insolite il s'agit sans doute d'un indigène, un berger bédouin isolé et sans troupeau.
En nous rejoignant Piotr le salue au passage en français.
— Y a rien à faire pour l'instant, les commandes ne répondent plus, on verra ça demain.
Piotr a pris avec lui nos rations de nourriture et de quoi se faire quelque chose de chaud. Nous proposons à l'inconnu de venir nous rejoindre.
Sans bouger il refuse poliment notre invitation. Sa diction est précautionneuse et hésitante:
— Non… mer... ci.
Sa voix a quelque chose d'étrange. Je peux maintenant la qualifier de métallique.
Tout en mangeant nous faisons le point de la journée. Piotr met de l'eau à bouillir sur la lanterne sourde. Il sert quatre cafés, il en offre un au type qui finalement l'accepte.
— Venez vers nous.
Cette fois l'inconnu s'approche. Il restera accroupi tout le temps, le visage légèrement tourné vers Bagdad. Nous parlons de la guerre. Le mystérieux personnage nous demande de lui expliquer, comme s'il n'était pas d'ici, comme s'il débarquait.
Chaque fois qu'il parle, nous nous arrêtons interloqués. Tous les trois nous éprouvons la même sensation: sa voix ne paraît pas provenir exactement de là où nous imaginons que se trouve sa bouche — il fait très noir et sa figure reste cachée. Surtout, cette voix semble être un écho des nôtres, une sorte de synthèse — la synthèse entre celle de Piotr et la mienne, puisqu'elle est à notre octave. Quelquefois, juste avant un mot nouveau, un très bref délai s'intercale dans une élocution qui est sinon si parfaite qu'elle réussit à déjouer les roulements de "r" subsistant dans l'accent russe de Piotr.
Plus intuitive, plus directe que nous, Anne demande:
— Le français n'est pas votre langue maternelle?
— Français?
— Oui, ce que nous parlons.
— Terr… Français, non, ce n'est pas ma langue.
— Vous?…
Le type interrompt Anne et montre le ciel comme si c'était banal et évident:
— Oui, d'une autre planète.
Visiblement notre surprise l'étonne, notre étonnement encore plus. Il lui faut un moment pour assoire notre conviction: l'arrêt total de notre 4 x 4 n'est pas une preuve suffisante, ni le léger masque qu'il porte. Il dit avoir dû se poser pour effectuer une petite réparation. Ce serait l'onde de choc électromagnétique de son atterrissage qui a provoqué notre panne, une panne qui devrait être très provisoire.
Mon propos n'est pas de développer ici ses explications ni comment il nous a convaincus, mais bien de rapporter ce qu'il nous a raconté après et qui éclaire la guerre actuelle d'un halo autrement étonnant que celui aperçu juste avant la panne.
 
Notre hôte inattendu s'appelle Thône. Il a quelque chose du bateleur, son récit est un peu cabotin. D'abord très réservé, il parle maintenant avec des gestes amples, souvent en étendant les mains. Il porte des gants en polymère noir extrêmement moulant: ses mains ont cinq doigts comme les nôtres.
La planète d'où il vient s'appelle Chlonque. Elle se situe quelque part dans la galaxie aux antipodes de la terre, dans une région beaucoup plus fréquentée.
Anne suggère qu'elle est sans doute aussi plus civilisée.
— Civilisée?… Si vous voulez.
Dans leur coin d'univers, les guerres nationales ont disparu depuis des lustres. Elles sont désormais stellaires — ou planétaires pour les astres ayant plusieurs planètes colonisées mais sans politique unitaire. Tout cela est en train d'évoluer. Selon Thône, les Chlonquiens viennent d'apporter à l'art de la guerre une contribution très importante.
La planète Chlonque avait connu une première guerre, dévastatrice, contre un système stellaire voisin, quelques dizaine de… temps — Thône ne sait comment pondérer leurs unités de temps sur les nôtres — plus tôt. Un nouveau conflit est imminent. Il est lié à l'annonce de la découverte sur Chlonque de très importants gisements de… diamants — l'hésitation de Thône sur "diamants" indique qu'il ne s'agit pas exactement de diamant mais d'un cristal voisin, une pierre très précieuse qui entre aussi dans la composition de certaines technologies hyper sophistiquée. Craignant que la production chlonquienne inonde le marché stellaire et casse les prix, leurs voisins immédiats, les Axcisciens, ont décidé de les attaquer. Officiellement, c'est pour protéger le marché, mais évidemment aussi pour s'emparer des mines et jouer sur les cours selon les règles qu'il leur plaira d'imposer.
Au moment où la guerre éclate, les Chlonquiens s'estiment prêts à répondre à la stratégie de leur adversaire, une stratégie qui s'annonce simple mais traditionnellement efficace.
Pour nous raconter l'attaque, Thône choisi le point de vue des Axcisciens, parce que c'est, selon lui, celui plus dynamique de l'assaillant.
 
À la périphérie de l'atmosphère chlonquienne débarque une escadrille de dromes. Ces dromes sont différents des nôtres, ils sont interstellaires, téléguidés par couplage quantique depuis Axcis, depuis les Q.G. des Axcisciens, depuis leur fauteuil d'où ils suivent les assauts sur leurs écrans plasmatiques. Ces militaires pilotent, s'amusent, pilonnent. Ils voient leurs missiles, les cibles, la pulvérisation de celles-ci. Ils se félicitent de la portée et de la précision de leurs bombes ioniques et se moquent de la totale inefficacité de la riposte DCA chlonquienne. Aucun de leurs appareils n'est touché. Ces soldats professionnels en viennent à regretter la dialectique plus violente des jeux vidéo de leurs gamins. Ils triomphent, sans s'inquiéter d'une faiblesse aussi manifeste chez l'adversaire.
À ce moment-là, Thône s'interrompt pour interpeller ma camarade:
— Anne?
— Oui?
— Sommes-nous vraiment plus civilisés? Le sont-ils?
Pour les Axcisciens, le concept de dommages collatéraux n'existe pas. Ils ne veulent tout simplement pas de survivants. Ils n'aborderont Chlonque que quand celle-ci sera déserte, quand elle aura été dératisée de ses occupants.
Je demande à Thône si la multiplicité des mondes habités rend le prix des vies encore plus précaire.
— Précaire? Cela dépend des valeurs. Les valeurs sont fluctuantes, les stratégies aussi.
La première phase de l'attaque est terminée. Pour les Axcisciens le but semble parfaitement atteint: plus une maison, plus un édifice, plus une construction debout. Biodégradable, l'épaisse couche des gaz envoyés pour nettoyer les sous-sols est apparemment en train de se résorber. La seule chose qui résiste, et qui met les Axcisciens en colère, sur laquelle ils concentrent en vain leur feu final et qui continue à les inquiéter, c'est une sorte de bibendum géant, les bras, les mains et les doigts écartés loin du corps, monté sur ressort et qui s'agite de gauche et de droite à chaque bombe. Tout petit à l'échelle de la planète, il est assez grand pour être très visible sur les vidéos axcisciennes — Thône nous invite à lui rappeler d'y revenir plus tard.
 
La deuxième phase commence, c'est celle de la colonisation. Les Axcisciens envoient leurs forteresses volantes — l'équivalent des B52 qui nous survolent sporadiquement dans le ciel irakien si proche, mais en version futuriste, autre carburant, autre vitesse, autre mode de propulsion. Pour supporter les températures des atmosphères de décollage et d'atterrissage, les hublots sont remplacés par des parois vidéo intégrales, en principe asservies à des caméras extérieures. D'abord les équipages axcisciens découvrent la sphère réelle de Chlonque, puis rapidement ses vastes étendues d'eau ou de sable, comme elles existent objectivement. Ils aperçoivent, quelquefois effarés — ce sont des êtres éventuellement doués de sensibilité, il y a peu de militaires —, parfaitement rendue, la désolation des ruines exsangues.
La configuration du terrain leur paraissant bonne, ils optent pour un atterrissage court, classique. La procédure semble se dérouler normalement. Ceci jusqu'au soudain obscurcissement des écrans. Ne subsiste que la lumière des veilleuses au-dessus des sièges des occupants — environ 300 par appareil; en tête de l'escadrille, quelques soldats pour des opérations de police au cas où des Chlonquiens auraient survécu, ensuite déjà des ingénieurs et des mineurs spécialisés. Dans un premier temps les Axcisciens envisagent une panne dans la transmission vidéo, mais les capteurs externes signalent un léger abaissement de la température ainsi que d'autres variations climatiques, dans une fourchette toutefois admissible. Curieusement les sondes confirment une absence totale de lumière extérieure. L'hypothèse d'une éclipse intempestive est trop improbable, une sortie s'impose; de toute façon les équipes sont là pour ça. Ouverture du sas. Un commando armé est envoyé en éclaireur. La réverbération du son informe aussitôt qu'on se trouve dans un espace clos, les torches lumineuses montent des murs de bétons uniformes et proches. Dans la nuit, une voix de haut-parleur — comme on en trouve encore dans les stations des vieux métros locaux — s'élève et résume abruptement la situation:
"— Bienvenue sur Chlonque. Veuillez débarquer et suivre les rampes lumineuses. Vous êtes prisonniers de guerre. Les conventions "Guerre propre", définies par la norme Z-234, seront strictement respectées. Nous vous souhaitons un bon séjour sur Chlonque.
Musique! La rampe lumineuse qui vient de s'allumer mène à un vaste réfectoire et à un système de chambres individuelles, un hôtel souterrain, spartiate mais confortable et enluminé de vidéo touristiques, légèrement propagandistes.
Le scénario se répète avec le reste de la flotte, d'autant plus facilement que les navires suivants croient apercevoir les spationefs précédents sagement stationnés en bordure des lieux d'atterrissage.
La phase deux est terminée. Pour les Chlonquiens, elle s'est avérée matériellement moins coûteuse, mais conceptuellement plus sophistiquée.
 
Thône nous explique tout en détail et nous révèle les différentes supercheries. Dans la première étape, celle de l'attaque et du bombardement par les dromes, les Chlonquiens n'avaient eu qu'à installer un leurre en amont de la planète. Placé sur la trajectoire des assaillants, quelque part entre Axcis et Chlonque, ce leurre avait été doté d'une masse spatio-magnétique suffisante pour attirer à lui, et contenir, toutes les bombes envoyées par l'ennemi. La ruse consistait à limiter strictement les retombée, les limiter au seul retour d'une bonne image virtuelle, visuelle et sismique en direction des dromes; et, au-delà, vers leurs ludiques militaires vidéophiles, confortablement plantés dans leur fauteuil, dans leur maison, à la surface de leur astre triomphant. Grâce à cela Chlonque n'avait eu à déplorer aucun dommage collatéral, ni même direct.
La deuxième étape avait nécessité le développement d'un système interactif agissant de manière différenciée sur le réseau vidéo de chaque appareil ennemi. La réponse devait être adaptée aux manœuvres d'atterrissages respectifs, pour chaque vaisseau en fonction du terrain qu'il s'imaginait s'être choisi. Les Chlonquiens avaient dû raffiner la simulation jusqu'à créer la sensation physique d'un atterrissage en terrain découvert, mais en obtenant en réalité un véritable encavage. Ceci avec la participation active des pilotes, mais à leur insu complet.
— Et votre machin sur ressort, votre bibendum? demande Piotr.
Je suggère:
— Une mascotte totalement virtuelle, le logo de votre logiciel de simulation?
Anne développe:
— Un pied de nez pour narguer et énerver l'envahisseur?
Thône confirme:
— Quelque chose comme ça. Juste pour le fun.
 
Ensuite, les étapes s'enchaînent. Pour les prisonniers axcisciens la vidéo reste la seule fenêtre sur le monde qui les accueille; il est donc très facile d'exagérer le côté matriarcal de la société chlonquienne. Après dix jour d'isolement strict et d'abstinence virile — ce sont tous des hommes: guerre et colonisation demeurent un sport essentiellement martial — une flopée de charmantes femmes, jeunes, sémillantes et accortes, investissent la prison-hôtel.
Montrant son propre corps, Thône nous explique qu'au niveau des anatomies sexuelles, les dimorphismes restent faibles entre les différentes espèces galactiques. Les préjugés raciaux ne subsistent que comme une touche d'exotisme affriolant. L'idée m'effleure qu'un peu plus tard, notre hôte pourrait proposer au membre féminin de notre équipe de vérifier de plus près cette allégation.
En fait, les jeunes femmes qui débarquent auprès des prisonniers sont des prostituées dûment rétribuées par le gouvernement chlonquien qui attend d'elles un jeu inversé: jouer les femmes avides et goulues qui descendent à l'hôtel d'accueil pour s'envoyer de jolis petits gars, de jolis petits gars qu'elles payent en retour de cadeaux charmants: en l'occurrence des diamants, de belle taille, dont le sous-sol chlonquien est sensé regorger.
Là, Thône ménage une brève interruption dans son récit, sans doute plus pour entretenir le suspens qu'à cause d'une gêne à nous avouer la suite: dans cette guerre, les Chlonquiens ont leur part non négligeable de responsabilité. L'histoire des mines fabuleuses découvertes dans leur sous-sol est en fait une pure invention, rien que de l'intox fabriquée de toutes pièces pour éveiller l'intérêt des investisseurs galactiques. Mais la réaction, inattendue, leur a coûté cher. Il convient maintenant de rentabiliser les investissements.
Après un mois, une jolie petite cérémonie en fanfare et des adieux déchirants, les vaisseaux ennemis sont relâchés. Les Axcisciens effectuent avec panache et brio leurs décollages successifs et réels. Chaque homme emporte avec lui, outre un ou deux diamants acquis lors d'un plaisant commerce, un dépliant touristique, orienté investissements miniers, ainsi qu'un CD de musique chlonquienne, universalisée selon des procédés scientifiques (ce que sur terre nous appelons de la musique d'ascenseurs).
Ces diamants, les Chlonquiens avaient dû les importer. Et au prix fort, parce qu'ils les voulaient d'une eau la plus claire. Ils les avaient même retaillés pour leur donner un caractère local propre. Comme les mercenaires envoyés sur Chlonque proviennent d'horizons infinis, ces pierres s'éparpillent désormais dans l'univers. Avec elles, le mythe des fabuleuses mines de la planète Chlonque se répand comme une traînée de poudre, d'étoile en étoile. À l'annonce de ce brusque accroissement de l'offre, les cours s'effondrent. Les Chlonquiens utilisent leurs dernières ressources pour acheter du diamant au plus bas. En arrivant, les investisseurs découvrent le pot aux roses. Les cours reprennent l'ascenseur. Sentant venir l'évolution, les investisseurs restent, etc. Tout bénéfice pour Chlonque. En plus, dorénavant et pour un certain temps, les Chlonquiens exportent leur concept de défense démilitarisée ainsi que l'attirail logistique qu'ils ont développé à cet effet.
 
Le récit est terminé. Tourné vers nous maintenant, Thône nous observe. Anne, Piotr et moi scrutons le ciel lointain, ses traînées lumineuses, ses boules de feu, ses fumées noirâtres et les flashs blancs des ripostes DCA. Tous trois, nous sommes sidérés par le chemin qu'il nous reste, à nous terriens, à parcourir.
Le matin au réveil, l'extraterrestre a disparu. Mais chacun, nous retrouvons entre nos doigts une carte de visite 3D, avec les coordonnées spatiales de notre interlocuteur de la nuit, délégué commercial auprès de son gouvernement.
Notre 4 x 4 redémarre au quart de tour.

Lausanne, 31 mars - 4 avril 2003.                     

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Master in ..\02_Nouvelles éparses  V: 2.11.2007  (2.11.2007 - 4.4.2003)