© O.Sillig 1980 / feutre noir                                                                                                                                     

  Agenda / Olivier SilligOlivier Sillig

La Classe de septième

Il arrive tous les jours qu'un réveil ne sonne pas, c'est un événement banal, un incident insignifiant. Ce matin, c’est mon cas. Mais le bruit aux autres étages, les bruits ordinaires de la maison me réveillent presque au même moment, ma montre n'indique que cinq minutes de retard. Je me suis lève, je m’habille. Je déjeune seul, sans doute était-ce un de ces matins où tous les autres, par le hasard des horaires, peuvent se lever plus tard. Comme chaque jour depuis le début de l'année, je suis mal réveillé, à moitié perdu dans mes rêves. Dans le bus, je ne remarque de particulier. M'en serais-je aperçu, en aurais-je été étonné ?
Comme à l'accoutumée, je suis un des premiers à arriver à l'école. Le bâtiment est presque désert. La classe est ouverte. Je gagne à ma place — je suis seul à une table. Je regarde par la fenêtre. Je ne commence à m'intéresser à mes camarades qu'à l'entrée du troisième. Je ne les connais pas, leurs têtes me sont inconnues. Me suis-je trompé de classe ? Je sors vérifier le numéro sur la porte. C'est bien ma D 36. Je retourne à ma place, un peu surpris mais pas vraiment étonné. Peut-être sont-ce des nouveaux ? À moins que pour pallier à l'absence d'un maître on ait décidé, le temps d'une matinée, de fusionner deux classes ? Ce n'est pas le problème d'un écolier de treize ans. J'ai treize ans mais on m'en donne plus facilement onze, voire dix. Je suis toujours le plus petit de ma volée. À cause de cela, on m'a même choisi pour porter le coussin avec, dessus, les ciseaux que le représentant du gouvernement a utilisés pour couper le ruban à l'inauguration, ceci après avoir reçu un bouquet de fleurs tendu par une fillette toute blonde, de son côté la plus petite de notre volée, elle aussi. C'était l'inauguration de notre bâtiment, c’était il y a deux ans. C’est celui où nous sommes actuellement. Pour la première fois je remarque que notre classe est déjà étonnamment délabrée avec les peintures qui s'écaillent et certaines plaquent du plafond qui commencent à se décoller. Après deux ans seulement, c'est étrange ! Les derniers élèves arrivent, je n'en connais aucun, même si la tête de l'un ou l'autre ne n'est pas totalement étrangère.
Soudain je pique du nez dans mes cahiers, comme si je devais impérativement réviser une leçon de dernière minute. La fille qui vient d'entrer, je la connais, sans l'ombre d'un doute, c’est ma fille ! C'est ma fille, elle est en septième scientifique. Au collège où j'étais à son âge, au même collège que moi, celui où je ne trouve maintenant ! Le réveil n'a pas sonné ce matin, je n'ai pas reconnu le bus, j'ai cru qu'ils avaient mis un vieux bus de dépannage et aucun de mes copains n'y est monté — par contre un type d'une quarantaine d'année avait, lui, une tête qui me disait quelque chose. Et aujourd'hui, je me retrouve à treize ans dans la classe de ma fille. Ce matin mon réveil n'a pas sonné, j'ai dû glisser dans un trou d'espace temps. Einstein, le temps relatif, les tunnels d'espace temps, c'est ça !
Pourvu que ma fille ne me reconnaisse pas ! Qu'elle est grande ! C'est déjà presque une demoiselle, je ne l'avais pas remarqué. Il faut que je me réveille un matin dans sa classe pour le dcouvrir. Qu'elle est grande ! Et moi, mon Dieu, que je suis petit ! Pourvu que... Je plonge plus profondément dans mon cahier. Pourvu qu'elle ne me reconnaisse pas ! Heureusement, elle est dans l'autre rangée, un peu derrière moi. Ma fille, me reconnaître, voir le petit miteux que je suis ! Enfin que j'étais à son âge. Et que je suis redevenu aujourd'hui ! Quand celui-là, Serge — je peux lire son nom sur son carnet, car il est juste derrière moi — a une bonne tête de plus que moi, une voix éraillée et une ombre de moustache ! Et il n'est pas le seul dans la classe. Je ne veux pas que ma fille voie ce petit gringalet ridicule ! Je n'oserais plus jamais la regarder en face, je perdrais toute cette autorité si nécessaire face à une adolescente avec les inquiétudes de son âge. Rien que d’entendre ma voix la ferait rire ! Il lui suffirait de se remémorer le petit miteux qu'elle peut voir aujourd'hui ! Heureusement, ses intérêts semblent se porter ailleurs. Sur d'autres. J'avais oublié que, à cet âge, aucune fille ne s'intéressait apparemment à moi. Comme cela est désagréable, même si cela me sauve, pour l'instant !
Je pourrais lever la main : “Monsieur, je peux sortir”, et disparaître. Mais, en même temps, ce serait attirer l'attention sur moi, celle du maître qui pourrait me demander qui je suis (et que lui répondrais-je ?), et celle de ma fille qui risque de regarder ce qui se passe, curieuse comme elle est, et toujours si heureuse de trouver une distraction qui la détourne de son travail. Elle serait bien capable de répondre au maître, automatiquement, sans réfléchir, avant même d’en avoir pris conscience : « C'est papa ». Elle se mettrait ensuite à rougir terriblement ! Et si j'essayais de passer sous les tables ? Trop risqué. Le mieux, attendre la fin de l'heure. Pourvu que le maître ne m'interroge pas. Pourtant leur programme est facile, je saurais répondre. Voyons, il faut que je me tienne tranquille !
Enfin la sonnerie. Attendre que les autres soient sortis ou me précipiter dans la cohue ? Laisser passer ma fille, d'abord laisser passer ma fille, attendre sa sortie, me faufiler loin derrière elle et disparaître par l'autre escalier !
Mais que fait-elle ? Qu'attend-elle. Elle ne va pas passer la récréation en classe. C'est interdit – du moins ça l’était de  mon temps.
Voilà un autre prof. Tiens, celui-là je le reconnais, c'était déjà mon prof de chant.
— Vous deux, dehors ! On ne reste pas dedans pendant la récréation. Dehors ! Allez, Dépêchez !
Je la laisse passer. Elle m'attend. Le prof s'impatiente.
Et voilà qu’elle me parle !
— Eh ! Toi, tu es nouveau ?
Je ne réponds rien.
— T'es nouveau, ou quoi ?
La voilà qui me regarde plus attentivement.
Je réponds négativement en me contentant de secouer la tête. Je m'élance dans le couloir avec mon sac sur le dos — c'est mon vieux sac de cuir et de poil. Je bouscule quelques élèves. Un grand m'attrape par le col. Je me dégage. Je les entends se moquer de mon sac.
— Tu l'as trouvé à la guerre de quatorze ?
J'accélère. Les escaliers. Je suis dehors.
Le bus, prendre le bus, rentrer à la maison, là-bas on verra bien qui je suis !
 
— C'est toi mon chéri ? Tu rentres plus tôt aujourd'hui. Un rendez-vous qui est tombé ?
C'est ma femme. Elle m'embrasse gentiment.
Le tunnel d'espace temps a de nouveau fonctionné, je suis de nouveau moi. Avec un peu de chance, personne n'en saura jamais rien.
 
— Ce matin, en classe, il y avait un nouveau. Il a disparu après la première heure. Le maître nous a demandé qui c'était. Personne n'en avait la moindre idée.

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