© O.Sillig 1999 / Abidjan                                                                                         

  O.Sillig / Abidjan avril 99Olivier Sillig

    Le Chérif et les cireurs

Rachid est rentré au pays dans une grosse Mercedes qu’il a aussitôt vendue. Avec le produit de la transaction, il s’est acheté un bar qu’il laisse aux soins d’un barman sous-payé. Depuis, oisif, les pouces sous les aisselles, arrogant comme un petit chérif, il promène dans les rues poussiéreuses de la ville des chaussures en cuir noir qu’il a ramenées d’Italie.
Cireurs de chaussures, Abdoulaye et Ismaël, 12 ans tous les deux, font le tour des terrasses de bistrots et autres lieux importants, leur caisse en bandoulière. Bleue ou rouge, surmontées d’un pommeau noir qui sert de pose pied, elles renferment les boîtes de cirages, les brosses et des chiffons nécessaires à l’exercice de la profession. Vu l’état de la chaussée, les clients qui portent chaussures en cuir sont rares. Abdoulaye et Ismaël les traquent, les harcèlent, se les disputent. Les prix sont donc bas. Chaque matin, c’est à qui sera le premier à cirer celles de notre prétentieux petit chérif.
Un jour où les deux gosses arrivent en même temps sur ses chaussures, Rachid imagine un sale petit jeu :
— Chacun une chaussure, en vitesse. Je paye quatre dirhams !
Le tarif habituel est de trois dirhams.
— Quatre dirhams ! s’écrient les deux petits cireurs.
Et ils se jettent sur la tâche.
Rachid n’a pas fini d’établir le contrat.
Il prend son temps, crache de côté et poursuit :
— Quatre dirhams. Mais seulement à celui qui aura le mieux ciré mes chaussures !
— Ah !
Les deux gamins ont compris, il y a un truc, Rachid n’est pas un chérif généreux.
Ils frottent, vite et bien. Le pied gauche étant peut-être un peu moins sale que le droit, Ismaël termine le premier. Son travail est bien fait, il était aussi plus calme.
— Voilà, Rachid, j’ai terminé !
— Voilà, moi aussi ! s’écrie Abdoulaye, même si le dessous de la semelle n’est pas parfait.
Rachid contemple le résultat. Ismaël et Abdoulaye sourient inquiets et tendent la main.
— Qu’est-ce que c’est que ça ! s’écrie Rachid en dégageant une chiquenaude à Ismaël.
Une fine traînée de boue sèche s’étale sur le cuir de la chaussure. Ismaël devine aussitôt l’action criminelle d’Abdoulaye. Celui-ci remporte les quatre dirhams, se retire à reculons, avec quelques petites courbettes et salamalecs, et s’enfuit dès le coin de mur passé. Trop en colère, Ismaël ne parvient pas à le rattraper.
Le lendemain, Abdoulaye est le premier à investir la place. Il guette l’arrivée de Rachid à la terrasse de Café de Paris :
— Ton cireur préféré aura-t-il l’insigne honneur de faire briller le cuir noir de tes chaussures italiennes qui vraiment méritent ce traitement à quatre dirhams ?
— Quatre dirhams ? Mon cireur préféré ? Attendons, attendons.
Ismaël arrive très peu après. Il s’incline, voit l’état des chaussures, l’attitude d’Abdoulaye debout, comprend la situation, et attend sans rien dire.
Levant le nez de son journal, Rachid lâche enfin :
— Quatre dirhams.
Les cireurs attendent immobiles.
— Quatre dirhams. Il crache de côté : Au meilleur d’entre vous.
Les deux cireurs s’exécutent. Déjà ralentis par leur surveillance mutuellement, ils doivent reprendre leur travail plus d’une fois ; Rachid leur signale l’apparition de traînées fraîches sur l’une ou l’autre chaussure.
Cette fois, l’avantage, et les quatre dirhams, échoient à Ismaël. Prudent, et relativement satisfait, ils quittent la place chacun de leur côté.
Le jeu se répète chaque jour. Plus souvent au bénéfice d’Ismaël. Pas forcément en toute objectivité. Ismaël est un peu plus grand et plus costaud. Les petits chérifs privilégient volontiers les plus forts. Abdoulaye souffre en silence. Il se croit desservi par ses grands yeux de filles et ses oreilles légèrement décollées. Quant à son sourire éclatant, il   peut être ressenti comme une insulte aux dents jaunâtres du pacha. Tout cela n’a rien à voir avec sa compétence professionnelle, mais influe sur ses revenus.
Un matin, il décide de ne pas venir. Ismaël poireaute aussi longtemps que Rachid reste sur la terrasse. Au moment de ce lever, celui-ci se penche sur ses chaussures et conclut :
— Elles sont presque parfaites, ça ira pour aujourd’hui !
Et il allonge une taloche paternaliste au gamin.
Quand, peu après et un peu plus loin, Ismaël tombe sur Abdoulaye, il le pourchasse furieusement. Abdoulaye court plus vite que son camarade, mais aujourd’hui il règle son pas exprès pour le fatiguer ; il doit lui parler.
Il profite de ce qu’Ismaël récupère son souffle :
— Cher collègue. Ne me tape pas et écoute-moi. Avant, avant que le petit pacha imagine son jeu avec ses chaussures italiennes, celui qui faisait le boulot gagnait trois dirhams, l’autre pouvait se chercher d’autres clients. Maintenant, il nous fait attendre et durer autant que cela lui plaît, tous les deux. En moyenne, moi j’y gagne moins de deux dirhams, et toi à peine plus.
— Quatre ou rien !
— Quatre quelquefois, quelquefois rien. On travaille tous les deux. Et ça ne va pas plus vite, ça va plus lentement.
— C’est ta faute !
— D’accord, à cause de moi, ça va même plus lentement ! admet humblement Abdoulaye. Alors, écoute ce que je te propose. Dorénavant, on partage.
— On quoi ?
— On partage. Moitié moitié, mais sans lui dire.
— Moitié, moitié ? Rien à faire. Trois pour moi, un pour toi !
— Deux pour toi, deux pour moi. On fait vite, et on se trouve d’autres clients.
— Non, pas question ! Salut, qu’Allah veille sur toi !
Ismaël tourne les talons sans qu’un accord ait été conclu.
Le lendemain, la qualité du travail, le sort, ou l’humeur capricieuse de Rachid fait qu’Abdoulaye gagne les quatre dirhams.
À peine passé le mur, malgré la rupture des négociations, la veille, il tend deux dirhams à Ismaël.
— C’est pour toi. Je partage, moitié moité.
Pendant la nuit, Ismaël réfléchit. La générosité d’Abdoulaye lui ouvre les yeux sur les possibles avantages d’une collaboration. Elle démarre dès le lendemain. Vite fait bien fait. Il n’y en a plus qu’un des deux qui bosse vraiment. Plongé dans son journal, Rachid n’y prête pas attention.
Pourtant les deux gosses ne sont pas satisfaits. Le travail va plus vite, mais ils ne gagnent que deux dirhams chacun. Moins qu’avec les autres clients. Mais, hélas, d’autres clients, il y a peu.
Un matin, Abdoulaye se pointe seul. Rachid quitte la terrasse du Café de Paris, avec des chaussures qu’il estime suffisamment impeccables pour se passer du cirage quotidien. Le jour suivant, Abdoulaye arrive de nouveau seul. Il tournicote autour des chaussures de Rachid, mais Rachid le tient à distance comme s’il s’agissait d’un chien errant :
— Tranquille !
Abdoulaye se recule de quelques pas, fait une courbette, et se rapproche :
— Cher client. Mon collègue Ismaël est actuellement à la place Ben Soufi. Il cire les chaussures d’un vaniteux, aux chaussures grossières, un vulgaire cuir espagnol, mais qui offre quatre dirhams.
— Ah ! Rachid, mécontent lui tend les pieds: Eh bien, tiens !
Abdoulaye cire, curieux, impatient et inquiet.
— Voilà, j’ai terminé.
Rachid lui tend la monnaie.
— Trois ?
— C’est le tarif pour un cireur.
— Mais oui, c’est vrai, bien sûr. Merci chérif.
Abdoulaye retrouve Ismaël et partage avec lui.
Le lendemain Rachid l’interroge.
— L’autre ?
— Ismaël ?
— Oui, Ismaël, il est toujours à Ben Soufi ?
— Toujours à Ben Soufi.
— Ah ! fait Rachid dépité.
Au moment de payer, Rachid lance une pièce de cinq dirhams et retient le geste d’Abdoulaye. Pas besoin de rendre la monnaie.
— Ça sera cinq dirhams. Si vous êtes là tous les deux.
Abdoulaye partage avec Ismaël qui l’attend au coin du mur. Ils craignaient que Rachid découvre le subterfuge ; le client aux grosses chaussures de la place Ben Soufi n’est qu’une construction imaginaire au service d’un astucieux calcul économique. Heureusement, Rachid n’est qu’un petit chérif prétentieux, un fat qui plastronne au lieu de s’occuper de son bar ou des stratégies de ses fournisseurs.
Depuis, chaque matin, Ismaël et Abdoulaye se partagent les cinq dirhams de Rachid. Il leur vient de nouvelles idées. Leurs bénéfices s’enrichissent d’une amitié qui est arrivée toute seule, elle sans qu’ils la calculent. Et qui durera longtemps sans doute. À moins qu’à leur tour ils ne s’achètent une Mercedes, et que la profondeur de ses sièges leur monte à la tête.


***
vers les autres textes >>>


©Olivier Sillig, textes et images, tous droits de reproduction réservés.

Courriel de l'auteur: olivier.sillig@users.ch
Lien avec la H-page de l'auteur: http://www.perso.ch/olivier.sillig


Master in ..\02_Nouvelles éparses  V: 31..10.2007  (1992)