Le Chérif et
les cireurs
Rachid est rentré au pays dans une grosse Mercedes qu’il a
aussitôt vendue. Avec le produit de la transaction, il s’est
acheté un bar
qu’il laisse aux soins d’un barman sous-payé. Depuis, oisif, les
pouces sous
les aisselles, arrogant comme un petit chérif, il promène
dans les rues
poussiéreuses de la ville des chaussures en cuir noir qu’il a
ramenées
d’Italie.
Cireurs de chaussures, Abdoulaye et Ismaël, 12 ans tous les
deux, font le tour des terrasses de bistrots et autres lieux
importants, leur
caisse en bandoulière. Bleue ou rouge, surmontées d’un
pommeau noir qui sert de
pose pied, elles renferment les boîtes de cirages, les brosses et
des chiffons
nécessaires à l’exercice de la profession. Vu
l’état de la chaussée, les
clients qui portent chaussures en cuir sont rares. Abdoulaye et
Ismaël les
traquent, les harcèlent, se les disputent. Les prix sont donc
bas. Chaque
matin, c’est à qui sera le premier à cirer celles de
notre prétentieux petit
chérif.
Un jour où les deux gosses arrivent en même temps sur ses
chaussures, Rachid imagine un sale petit jeu :
— Chacun une chaussure, en vitesse. Je paye quatre
dirhams !
Le tarif habituel est de trois dirhams.
— Quatre dirhams ! s’écrient les deux petits
cireurs.
Et ils se jettent sur la tâche.
Rachid n’a pas fini d’établir le contrat.
Il prend son temps, crache de côté et poursuit :
— Quatre dirhams. Mais seulement à celui qui aura le mieux
ciré mes chaussures !
— Ah !
Les deux gamins ont compris, il y a un truc, Rachid n’est
pas un chérif généreux.
Ils frottent, vite et bien. Le pied gauche étant peut-être
un peu moins sale que le droit, Ismaël termine le premier. Son
travail est bien
fait, il était aussi plus calme.
— Voilà, Rachid, j’ai terminé !
— Voilà, moi aussi ! s’écrie Abdoulaye, même
si le
dessous de la semelle n’est pas parfait.
Rachid contemple le résultat. Ismaël et Abdoulaye sourient
inquiets et tendent la main.
— Qu’est-ce que c’est que ça ! s’écrie Rachid en
dégageant une chiquenaude à Ismaël.
Une fine traînée de boue sèche s’étale sur
le cuir de la
chaussure. Ismaël devine aussitôt l’action criminelle
d’Abdoulaye. Celui-ci
remporte les quatre dirhams, se retire à reculons, avec quelques
petites
courbettes et salamalecs, et s’enfuit dès le coin de mur
passé. Trop en colère,
Ismaël ne parvient pas à le rattraper.
Le lendemain, Abdoulaye est le premier à investir la place.
Il guette l’arrivée de Rachid à la terrasse de
Café de Paris :
— Ton cireur préféré aura-t-il l’insigne honneur
de faire
briller le cuir noir de tes chaussures italiennes qui vraiment
méritent ce
traitement à quatre dirhams ?
— Quatre dirhams ? Mon cireur préféré ?
Attendons,
attendons.
Ismaël arrive très peu après. Il s’incline, voit
l’état des
chaussures, l’attitude d’Abdoulaye debout, comprend la situation, et
attend
sans rien dire.
Levant le nez de son journal, Rachid lâche enfin :
— Quatre dirhams.
Les cireurs attendent immobiles.
— Quatre dirhams. Il crache de côté : Au meilleur
d’entre vous.
Les deux cireurs s’exécutent. Déjà ralentis par
leur
surveillance mutuellement, ils doivent reprendre leur travail plus
d’une
fois ; Rachid leur signale l’apparition de traînées
fraîches sur l’une ou
l’autre chaussure.
Cette fois, l’avantage, et les quatre dirhams, échoient à
Ismaël. Prudent, et relativement satisfait, ils quittent la place
chacun de
leur côté.
Le jeu se répète chaque jour. Plus souvent au
bénéfice
d’Ismaël. Pas forcément en toute objectivité.
Ismaël est un peu plus grand et
plus costaud. Les petits chérifs privilégient volontiers
les plus forts.
Abdoulaye souffre en silence. Il se croit desservi par ses grands yeux
de
filles et ses oreilles légèrement
décollées. Quant à son sourire éclatant,
il peut être ressenti comme
une insulte
aux dents jaunâtres du pacha. Tout cela n’a rien à voir
avec sa compétence
professionnelle, mais influe sur ses revenus.
Un matin, il décide de ne pas venir. Ismaël poireaute aussi
longtemps que Rachid reste sur la terrasse. Au moment de ce lever,
celui-ci se
penche sur ses chaussures et conclut :
— Elles sont presque parfaites, ça ira pour
aujourd’hui !
Et il allonge une taloche paternaliste au gamin.
Quand, peu après et un peu plus loin, Ismaël tombe sur
Abdoulaye, il le pourchasse furieusement. Abdoulaye court plus vite que
son
camarade, mais aujourd’hui il règle son pas exprès pour
le fatiguer ; il
doit lui parler.
Il profite de ce qu’Ismaël récupère son
souffle :
— Cher collègue. Ne me tape pas et écoute-moi. Avant,
avant
que le petit pacha imagine son jeu avec ses chaussures italiennes,
celui qui
faisait le boulot gagnait trois dirhams, l’autre pouvait se chercher
d’autres
clients. Maintenant, il nous fait attendre et durer autant que cela lui
plaît,
tous les deux. En moyenne, moi j’y gagne moins de deux dirhams, et toi
à peine
plus.
— Quatre ou rien !
— Quatre quelquefois, quelquefois rien. On travaille tous
les deux. Et ça ne va pas plus vite, ça va plus lentement.
— C’est ta faute !
— D’accord, à cause de moi, ça va même plus
lentement !
admet humblement Abdoulaye. Alors, écoute ce que je te propose.
Dorénavant, on
partage.
— On quoi ?
— On partage. Moitié moitié, mais sans lui dire.
— Moitié, moitié ? Rien à faire. Trois pour
moi, un
pour toi !
— Deux pour toi, deux pour moi. On fait vite, et on se
trouve d’autres clients.
— Non, pas question ! Salut, qu’Allah veille sur
toi !
Ismaël tourne les talons sans qu’un accord ait été
conclu.
Le lendemain, la qualité du travail, le sort, ou l’humeur
capricieuse de Rachid fait qu’Abdoulaye gagne les quatre dirhams.
À peine passé le mur, malgré la rupture des
négociations, la
veille, il tend deux dirhams à Ismaël.
— C’est pour toi. Je partage, moitié moité.
Pendant la nuit, Ismaël réfléchit. La
générosité d’Abdoulaye
lui ouvre les yeux sur les possibles avantages d’une collaboration.
Elle
démarre dès le lendemain. Vite fait bien fait. Il n’y en
a plus qu’un des deux
qui bosse vraiment. Plongé dans son journal, Rachid n’y
prête pas attention.
Pourtant les deux gosses ne sont pas satisfaits. Le travail
va plus vite, mais ils ne gagnent que deux dirhams chacun. Moins
qu’avec les
autres clients. Mais, hélas, d’autres clients, il y a peu.
Un matin, Abdoulaye se pointe seul. Rachid quitte la
terrasse du Café de Paris, avec des chaussures qu’il estime
suffisamment
impeccables pour se passer du cirage quotidien. Le jour suivant,
Abdoulaye
arrive de nouveau seul. Il tournicote autour des chaussures de Rachid,
mais
Rachid le tient à distance comme s’il s’agissait d’un chien
errant :
— Tranquille !
Abdoulaye se recule de quelques pas, fait une courbette, et
se rapproche :
— Cher client. Mon collègue Ismaël est actuellement
à la
place Ben Soufi. Il cire les chaussures d’un vaniteux, aux chaussures
grossières, un vulgaire cuir espagnol, mais qui offre quatre
dirhams.
— Ah ! Rachid, mécontent lui tend les pieds: Eh bien,
tiens !
Abdoulaye cire, curieux, impatient et inquiet.
— Voilà, j’ai terminé.
Rachid lui tend la monnaie.
— Trois ?
— C’est le tarif pour un cireur.
— Mais oui, c’est vrai, bien sûr. Merci chérif.
Abdoulaye retrouve Ismaël et partage avec lui.
Le lendemain Rachid l’interroge.
— L’autre ?
— Ismaël ?
— Oui, Ismaël, il est toujours à Ben Soufi ?
— Toujours à Ben Soufi.
— Ah ! fait Rachid dépité.
Au moment de payer, Rachid lance une pièce de cinq dirhams
et retient le geste d’Abdoulaye. Pas besoin de rendre la monnaie.
— Ça sera cinq dirhams. Si vous êtes là tous les
deux.
Abdoulaye partage avec Ismaël qui l’attend au coin du mur.
Ils craignaient que Rachid découvre le subterfuge ; le
client aux grosses
chaussures de la place Ben Soufi n’est qu’une construction imaginaire
au
service d’un astucieux calcul économique. Heureusement, Rachid
n’est qu’un
petit chérif prétentieux, un fat qui plastronne au lieu
de s’occuper de son bar
ou des stratégies de ses fournisseurs.
Depuis, chaque matin, Ismaël et Abdoulaye se partagent les
cinq dirhams de Rachid. Il leur vient de nouvelles idées. Leurs
bénéfices
s’enrichissent d’une amitié qui est arrivée toute seule,
elle sans qu’ils la
calculent. Et qui durera longtemps sans doute. À moins
qu’à leur tour ils ne
s’achètent une Mercedes, et que la profondeur de ses
sièges leur monte à la
tête.