© O.Sillig 1999 / Croquis africains                                                                                           

  Croqui O.SilligOlivier Sillig

    Africarium     (texte publié dans le Persil No 4, mai 2005)

Six heures évidemment. La grosse boule de feu rouge et terne apparaît dans la brume brune, épaisse, où tout jusque-là se noyait, le ciel brun, la terre brune, les sables bruns, les pousses sèches et rares, les mains monstrueuses des baobabs, les silhouettes en carton plat des femmes qui semblent revenir des terres rares et glanées, abandonnées par le fleuve. S'élèvent le chant des veaux qui réclament le pi maigre de leur mère, les appels des avocettes dans les bras mourants, quelques cris d'hommes, quelques chants d'enfants, quelque fumée blanche autour d'un narguilé, à quoi s'ajoute le bourdonnement toujours proche et lointain, un peu mécanique, omniprésent, naissant, des insectes qui s'éveillent. Et un rire. Il est fugace, quotidien, il se répète en s'éloignant. Pour la jeune femme il s'agit d'une hyène mâle orpheline ; c'est ce qu'il faut croire.
La tente se voit de loin, une tache éblouissante. Sur la table pliante, derrière la moustiquaire soigneusement tirée, la lampe à acétylène est éternellement allumée, avec sa lumière trop vraie, trop fixe. La femme sait déjà qu'un moustique l'attend, captif, méticuleusement introduit par Ibrahim lui-même. Il y prend plaisir, comme si c'était lui qui avait inventé ce jeu.
— Bonsoir, Madame.
Parfaitement dit, absence totale d'accent, Ibrahim s'entraîne sur ces quelques phrases simples.
La jeune femme répond.
— Bonsoir Ibrahim.
Un frisson court sur sa peau. Comme une main qui l'effleure, elle sent le regard du serviteur posé sur elle, impassible, hautain et fier de l’émoi suscité.
Elle écarte la toile vaporeuse et s'assied. Son whisky l'attend, avec un misérable glaçon qui se noie et une mouche noire qui surnage. Le bruit du moustique. Elle sait qu'elle tapera trop fort sur sa cuisse nue, que dehors le grand Peule l'entendra et qu'à l'abri de la nuit, il sourira à loisir, savourant déjà les hurlements du grotesque Signor Ploum.
— Matâme, ils nous coûtent une vortune ! Ché vous ai déjà dit, ne frapper pas trop fort! Saperlot !
Sur la petite étagère de camp astucieusement attachée à l'armature de la tente, à côté des livres, à côté des emballages de quinine méticuleusement vides et juxtaposés, il y a cette stupide photographie dans son carde de bambou verni. Monsieur son mari ! Censément en train d'explorer des contrées inconnues, ces zones érogènes interdites aux femmes trop faibles qu'on abandonne ici, langoureuses, esseulées, dans cette atmosphère que l'on veut étouffée.
La jeune femme aime de plus en plus ces instants passés ici, le soir, suspendue au coeur de nulle part, malgré les spectateurs invisibles, ces paires d'amandes nacrées qui l'observent, exposée, dans la lumière crue, sur cette scène vaguement filtrée par la moustiquaire.
C'est le rituel du repas. Ibrahim apporte les plats en silence. Son sourire est placide, énigmatique, bien qu'à l'évidence dépourvu de signification.
Elle mange lentement, lentement. Il faut que le repas dure. Pour retarder le moment où n'en pouvant plus de grignoter comme un oiseau elle reprendra un sempiternel Hemingway— les seuls livres autorisés ici, et même obligatoires. Ce n'est pas qu'il l'ennuie, elle le trouve même amusant et facile, mais elle les sait déjà par coeur et se laisse aller à quelques variations malicieuses.
C'est un étrange instant suspendu de perfection. La femme se sent physiquement émue pour son créateur, qui, en concevant le parc, a su inventer cette perfection à laquelle elle participe.
Tout à coup un peu de vent ¾ du sable qui vient chatouiller la toile ¾ amène une odeur, discrète mais persistante, un effluve, hélas reconnaissable entre tous. Saucisson. De Dardagny voisin. La voilà violemment déconcentrée, tirée hors de son jeu. Elle dit merde.
Quand dehors, une fois de plus ravit, Ibrahim refoule une ombre :
— Madame mange.
***
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Master in ..\02_Nouvelles éparses  V: 23.10.2007  (Persil 2005 - 1997)