Les Petits bateaux d'Olivier Sillig / 26_Fernet-Branca_013

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11.2007 — Éloge du Fernet-Branca — 23 cm disponible.                                                 
26_Ferne_Branca

Le Fernet vu par Cavanna
Le Fernet, c'est la potion magique des grand-mères. Quand tu vois un môme passer, grave, rasant les murs à cause des bousculades et portant comme le Saint-Sacrement un verre qu'il protège de son autre main étendue par-dessus bien à plat contre les chutes de poussière (rue Sainte-Anne, on fait le ménage le soir, quand on l'a fini chez les autres, ou n'importe quand dans la journée, entre deux lessives « chez les autres »), un verre à demi plein de Fernet Branca qu'il vient d'acheter pour dix sous chez Mme Lozzi, le « Produits d'Italie » de la rue Paul-Bert, alors tu te dis tiens, sa nonna qui a encore le mal de ventre! Le Fernet Branca est souverain contre le mal de ventre. Aussi contre le mal de tête, contre le mal du froid, contre le mal des bonnes femmes qui les prend tous les mois que des fois ça les rend vraiment méchantes, contre tout. Le Fernet, c'est une invention que tu peux même pas imaginer comme elle est utile. Et rien que du naturel, attention! Personne ne peut l'imiter, impossible, parce que c'est fait avec des plantes secrètes qui poussent seule­ment en Italie, dans la montagne, et il faut les cueillir au bon moment, quand la lune et les astres sont juste comme ils doivent être, ça arrive une fois tous les sept ans, en même temps il faut dire la prière secrète et faire les signes, et si c'est pas un Italien qui les cueille ça marche pas, ça guérit rien du tout et même ça t'étouffe. C'est les frères Branca qui l'ont inventé, la Madonna leur est apparue, elle leur a dicté la formule et montré l'endroit, il y a leur signature sur la bouteille, si c'est pas juste exactement la bonne signature c'est pas du vrai Fernet et si tu en bois tu vas en prison. Autour de la signature il y a plein de médailles en or qu'on leur a données dans le monde entier tellement qu'ils ont fait du bien à des tas de gens malades, même des morts ils les ont fait revenir, mais faut pas qu'il y ait les asticots dedans, s'il y a les asticots, rien à faire, ça veut dire que l'âme est partie, quand l'âme s'en va les asticots peuvent venir, pas avant. Et sur l'étiquette il y a encore un aigle qui vole en l'air et qui emporte le monde dans ses pattes, c'est pour dire que l'aigle est le plus fort de tous les oiseaux, parce que le monde, c'est lourd, tiens, vachement, et le Fernet il est pareil comme l'aigle, si tu le bois tu deviens fort pareil. Ecco. Les Français, ils disent c'est quoi, cette saleté, ils goûtent et ils crachent, et ils toussent, et ils se frottent la langue avec le mouchoir, et ils gueulent que cette saloperie dégueulasse va les faire crever, ça doit être fabriqué avec du jus de leurs putains de cigares toscans tout noirs tout tordus mis à macérer dans de la chiasse de tigre, faut être pas normal pas civilisé pour se taper ça. La nonna est sûrement bien malade pour avoir le courage de l'avaler. La nonna fait la langue pointue, plisse les yeux et lape son Fernet à petits lapements de chat, en geignant « Oïmé che mi duole la pancia, non so' cos'ho fatto al Signoure! » entre chaque trempette de langue. La nonna est une vieille hypocrite. Son œil rigole de gour­mandise et se cligne à lui-même dans le noir Fernet aux chauds reflets de goudron fondu. Le mal de ventre ravage les nonnas, tiens, mon céri, va m'acéter dix sous de Fernet cez madama Lozzi, oïmé que zé souffre, fais vite, mon petit lapin, tou diras rien à la mamma, eh, qu'elle se farait dou mouvais sang, tou comprende, tou diras rien, eh? Tiens, ancora un sou, tou t'acétéras dou-é caramels.

Cavanna, les Ritals, éditions Belfond                    

(J’espère que Cavanna et ses éditeurs me pardonneront cet emprunt pirate, ils comprendront qu’il s’agit là d’un hommage.)                  












v 11.02.09 (v0:14.11.07)