vers les autres textes >>>

Olivier Sillig


À byciclette

© O.Sillig 1994 / Technique mixte                                                                                              

a bycliclette

Un petit chuintement. Répétitif. A chaque tour de roue. J'ai crevé! Encore une fois! Deux fois en moins d'une heure! C'est dimanche, je sais que je ne trouverai pas de boyau neuf. Il ne me reste qu'à sortir mon matériel de secours et mes rustines.
Je longe un haut mur au crépi ocre. En face d'un grand portail, de l'autre côté de la route, il y a une fontaine entourée d'une large margelle de pierre, au soleil.
J'appuie le vélo contre la fontaine et prends mon petit attirail dans une des sacoches. Je libère la roue avant. En poussant et en tirant sec, le boyau est arraché. Je localise le trou en plongeant la chambre à air dans l'eau. Je m'assieds sur la margelle, le dos confortablement appuyé contre la pierre chaude de la colonne d'eau. Je découds le boyau, pose la rustine, prépare l'aiguille avec une bonne coudée de gros fils. Je mets le boyau à l'envers sur ma cuisse nue, je le pince après m'être assuré que la chambre à air est bien au fond et je recouds, en nouant, attentif à ne piquer ni la chambre à air ni ma cuisse.
Tout à coup, je suis dans l'ombre. Je lève la tête. C'est une vieille. Elle dépose un plateau et s'enfuit à petit pas, sans se retourner, disparaissant par le portail. Sur le plateau, une théière qui fume, du lait, du citron, du sucre, quelques biscuits dorés. Je regarde ce plateau, un instant interdit. Je me sers. Je bois mon thé en continuant ma couture. Il est légèrement fumé et pas du tout amer.
Je ne suis jamais arrivé à recoller un boyau sur la jante sans me mettre plein de colle sur les doigts. Je me recommande de pendre un petit flacon d'acétone, la prochaine fois.
J'ai terminé et personne ne semble vouloir venir rechercher le plateau. Poussant mon vélo d'une seule main, je porte le plateau sur l'autre, à la manière des garçons de café, mais sans leur aisance. Je passe le portail et remonte une allée de platanes. Le soleil vient de se poser sur l'horizon.
La maison est énorme, tarabiscotée, probablement commencée sous Louis XVIII et terminée ou interrompue à la première guerre.
Mes appels restent sans réponse, mais une porte est ouverte. J'abandonne ma bicyclette. J'entre dans une pièce semi-circulaire qui, en hiver, sert probablement à l'entreposage des pots de fleurs. De là, je passe dans un hall sans lumière, au carrelage bleu et aux murs boisés. Il y a une table, j'y dépose le plateau. Il semble n'y avoir personne, mais je ne veux pas partir comme ça. Une première porte est fermée à clef. Une deuxième s'ouvre, un petit couloir, une porte: une grande salle de bain. La baignoire fume, un bain vient d'être coulé. Sur un serviteur muet en bois, peint en blanc cassé de vert, un gros linge éponge, de cette éponge épaisse où le fil est disposé de telle sorte qu'il s'y dessine des alvéoles ton sur ton. Il est tout propre, prêt à servir. A côté, fraîchement repassé, il y a un peignoir bleu roi. Il y a aussi une chaise, elle aussi peinte en blanc.
Je frotte mon pouce sur mes lèvres, elles sont gercées et salées par tout ce soleil et cet effort. Je suis perplexe, j'hésite encore.
A Dieu va! J'enlève ma culotte de cycliste et mon maillot. L'eau est très chaude. Partout ma peau s'horripile. Je m'immerge complètement. La baignoire est immense. Les cuisses et les bras me brûlent, ravivant mes coups de soleil. Je goge.
La robinetterie est en cuivre gaufré; le bec d'écoulement, écrasé et élargi. La baignoire n'est pas encastrée, c'est une baignoire à pieds. Les murs sont carrelés de catelles rectangulaires, vert chiné de blanc, avec en haut une frise noire. Il y a une grande fenêtre en verre dépoli à gros grain. Dans le miroir j'aperçois une pipe en fonte, éteinte bien sûr.
Le savon a un parfum prononcé. D'après la couleur, il est peut-être au tabac. Je me savonne longuement entre les fesses pour masser mes ischions endoloris. Je me frictionne aussi la tête, puis je reste presque dix secondes sous l'eau. Je me souviendrai de cette crevaison!
Je prends mon temps, je m'essuie. Ma peau est électrique, mon pouls accéléré. Le peignoir sent la lessive et le repassage. Il est même à ma taille. Je m'arrête un instant devant le miroir.
Consultation?
Le chemin est tout tracé, il n'y a qu'une autre porte. Un lit à baldaquin. Sur le marbre d'une table de nuit, un chandelier reflète ses trois bougies. Ailleurs dans la chambre l'obscurité est complète. Trois paires de rideaux permettent de supposer trois fenêtres contiguës. Les draps sont ouverts sur un côté.
Tout s'enchaîne.
Deux gros oreillers blancs, à bordures, appuyés contre la tête de lit.
J'enlève mon peignoir. Les nombreux matelas s'enfoncent, mais malgré cela c'est une escalade. Je m'installe. Confort. En même temps je me sens être un chat à l'affût, tous les muscles prêts, tous les sens sur le qui-vive.
 
Elle vient d'entrer, pieds nus. Elle porte une chemise de nuit blanche, large, brodée de gros ajours. Elle est déjà tout près du lit, l'index sur les lèvres, elle ne veut pas que je parle. Elle n'a pas trente ans. Elle déboutonne les cinq boutons de sa chemise qu'elle fait tomber à ses pieds. Je suis immobile, assis dans le lit, adossé aux oreillers.
Elle grimpe et s'agenouille à côté de moi, tirant déjà le drap sur nous. Elle pose son index sur ma bouche, elle ne veut pas que je parle. Elle dessine mes lèvres de ses doigts. Puis mon profil, tout mon visage, son visage tout près du mien, les chandelles reflétées dans ses yeux noirs. Elle dessine mon cou, mes épaules. Je sens ses seins qui me dessinent les flancs. Elle dessine toujours. Elle me dessine le sexe, lentement, en partant d'en haut et toute ma peau se contracte sous ses ongles. Mes coups de soleil sont généralisés. Elle me dessine longuement la plante des pieds et ça ne me chatouille pas, bien au contraire.
Elle reprend son dessin, la bouche entrouverte et avec les dents, cette fois. En remontant. Soudain les douleurs de la journée se ravivent: elle mordille. Au moment où je sens que je vais basculer, elle me sert fortement et je me récupère.
Elle se couche sur le dos en écartant le drap.
Alors à mon tour je la dessine.
Il y a deux parfums, le mien "Tabac" et le sien. Je la dessine avec le nez. Sous ses bras ses poils sont noirs. Il y a maintenant trois parfums. Je la dessine encore, je m'attarde, il y a quatre parfums, elle m'éloigne.
Alors je veux, mais elle me force à me remettre sur le dos et ses dessins et son jeu reprennent et de nouveau elle me contrôle.
Des yeux, elle m'ordonne de souffler les bougies. Je les souffle. Elle est là, sur le côté, sa jambe droite repliée sous elle, son genou gauche soulevé, je la sens, je sens ses poils chauds contre mon ventre. Nos coups de soleil nous brûlent, nous nous frôlons seulement. Je monte. Je suis en elle. Je monte encore, son souffle est sur le mien. Nous sommes parfaitement immobiles et pourtant nous nous sentons parfaitement et nos coups de soleil se focalisent entre nos jambes. Elle pose soudain sa main sur mes reins. Nous versons, longtemps, puis, essoufflés, nos haleines s'échangent.
Immobilité.
Elle se dégage. Elle a dû faire un geste vers la table de nuit. Je dilate mes narines sur ses côtés. La porte s'ouvre, de nouveau un chandelier avec trois chandelles, du thé servi sur un plateau porté par la vieille, qui le pose et disparaît. Nous buvons sans un mot. Jasmin?
Elle mouche les bougies. Elle repousse ma main qui voulait à nouveau la dessiner. Je m'endors.
Je dois dormir très profondément. Toute la région de mon sexe me brûle. Je sens mon sexe, il s'est réveillé, il me berce: elle a posé sa main dessus et le caresse. Le reste de mon corps continue à dormir. Sa main m'amène plusieurs fois et me retient. Je suis parfaitement bien et en même temps je dors.
Elle doit s'être maintenant accroupie sur moi. Elle m'a mis en elle. Mais parce que je suis endormi, je la sens moins bien, j'ai l'impression d'être tout petit. Qu'elle se débrouille, je dors et c'est bon! Et malgré mon sommeil, nous arrivons ensemble.
 
Quand je me réveille, le soleil perce à travers les rideaux, quelqu'un a dû ouvrir les volets de l'extérieur. Sur la table de nuit, un petit déjeuner sur son plateau fume. Le pain est toasté, le beurre est doré, la confiture est faite par la vieille. J'ai faim, je me sers un grand café au lait dans un bol de grès beige. C'est bon.
Sur une chaise, ma culotte, mon maillot, mes chaussettes, propres et repassés. Je m'habille. Dans la salle de bain je chasse ce qui reste de sommeil dans mes yeux. Je vole le savon au parfum de tabac.
Dehors le soleil brille à travers les feuilles, mon vélo est là. Je l'attrape. Je me retourne encore pour regarder la maison. A une des fenêtres ouvertes du premier, elle est là, la vieille à ses côtés. Je la regarde et lui crie doucement:
- Merci.
Mais c'est la vieille qui répond:
- Mais c'était un plaisir. N'est-ce pas Anna?
- Mais oui, Madame.
Et je les vois qui rient, complices. J'entends la vieille qui dit encore, en refermant la fenêtre.
- Délicieux... Merci, jeune homme
 
Je comprends bien alors que ce fut délicieux pour tous les trois.
J'enfourche ma bicyclette et je me laisse glisser dans l'allée des platanes en riant, heureux.

***

 

vers les autres textes >>>


©Olivier Sillig, textes et images, tous droits de reproduction réservés.

Courriel de l'auteur: olivier.sillig@users.ch
Lien avec la H-page de l'auteur: http://www.perso.ch/olivier.sillig


Master: R04_Drapier
V:26.10.07 (26.10.07 - 05.1984)